L’il y a comme menace : Levinas

Plaidoyer pour accéder à l’il y a et pour ne pas le fuir

(Extrait de La neutralité de l’apparaître du monde, Vivien Hoch, ICP, 2010)

Levinas part d’une position existentielle pour penser l’il y a. L’il y a est d’abord ce qui étouffe l’existant homme, ce qui ne se révèle que dans un enferment et une nécessité d’exister. L’il y a est un vécu qui se révèle dans des positions existentielles ; il révèle l’exister pur sans la chaleur et la multiplicité des existants. La séparation de l’exister avec l’existant est ainsi l’originel qui rend l’être étranger à soi[2], qui le rend anonyme, neutre et impersonnel – effrayant. L’il y a est un vécu qui se révèle dans des positions existentielles ; il révèle l’exister pur sans la multiplicité des existants. La séparation de l’exister avec l’existant est ainsi l’originel qui rend l’être étranger à soi[3], qui le rend anonyme, neutre et impersonnel – « effrayant ».

Cependant, Levinas traite de l’il y a selon une idée bien déterminée. Grâce à la description phénoménologique de certains « chemins existentiels », il tente de décrire la condition humaine dans l’il y a, c’est-à-dire les « formes concrète de l’adhérence de l’existant à l’existence », avec en vue une sortie possible dans l’exposition à autrui, ou dans un au-delà de l’être, dans le bien : les « formes concrètes de l’adhérence de l’existant à l’existence »[4] sont la lassitude, la fatigue, l’insomnie, l’effort. Autant de basculements vers notre propre existence implacable, l’existence dans toute son anonymité, indifférenciée, de l’existant. La tentative lévinassienne se résume donc à « penser le soi sous la menace du neutre de l’il y a. »[5], mais non à penser l’il y a en lui-même. Car si l’effrayante anonymité de l’il y a est pensée directement par Levinas[6], c’est pour mieux s’en échapper, chercher « l’avènement du sujet »[7] ; ainsi décrit-il dans De l’existence à l’existant les différentes tentatives de « positionnement » de l’homme au sein de l’anonymat terrifiant de l’être, différentes tentatives qui sont autant de moyens pour chercher à en sortir et à le surmonter, par un mouvement hypostasique : poser quelque chose de concret, d’existant, poser une épaisseur au sein de l’existence. C’est dans cette épaisseur de l’existant que Levinas cherche à sortir de l’étouffement de l’il y a et rompre avec l’anonymité de l’être[8].

Au fond, l’il y a est avant tout une expérience vécue. Rien n’interdit de chercher à en sortir – la vie elle-même invite à en sortir. Cependant cette expérience s’est révélée et se révèle effectivement. Levinas cherche à la récuser. Il faut cependant faire droit à cette expérience. C’est pourquoi, par rapport à Levinas, le mouvement est ici inversé ; nous ne voulons pas fuir l’il y a, mais y accéder et le décrire en tant que tel. Tout invite à sortir du neutre, dit Marlène Zarader lorsqu’elle étudie les rapports de Levinas et de Blanchot, mais dans ce cas « on n’a pas alors récusé le neutre auquel conduisait l’expérience de la nuit, on s’en est simplement détourné »[9]. Ce détournement désigne pour nous le « recouvrement » herméneutique. Le pari de Maurice Blanchot sera, principalement dans l’espace littéraire, de préserver cette expérience du sens absent, et de ne pas seulement s’en détourner. En d’autres termes : respecter cette expérience car elle est vécue, et parce que c’est ce vécu qui ouvre au champ d’investigation phénoménologique.

C’est pourquoi une exploration de la structure phénoménologique de cette ultime manière d’être du monde, constitue une manière de « veiller sur le neutre », selon l’expérience de Maurice Blanchot, et de mettre à jour une méthodologie spécifique pour aborder cette exploration. Avant de tenter une telle exploration, il faut préciser son optique vis-à-vis de celles des autres explorateurs du neutre et de l’apparaître (Michel Henry, Jean-Luc Marion) et des sources fondamentales de la phénoménologie (Edmund Husserl, Martin Heidegger), ainsi que les auteurs qui peuvent être utilisés en vue d’une exploration de l’il y a (Jan Patočka, Eugen Fink).

Vivien Hoch, 2010

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[2] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, éd. Vrin, Paris, 1986, p. 28

[3] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 28

[4] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 28

[5] Jérôme De Gramont, Séance académique autour de Levinas, Institut catholique de Paris, mardi 17 novembre 2009.

[6] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 93 à 105 (de l’existence sans existant).

[7] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 113

[8] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 107 à 167 – dernière partie : L’hypostase

[9] Marlène Zarader, L’être et le neutre, Paris, Verdier, Philia, 2001, p. 197